I
 
Une enfance corse
en Indochine

Je suis corse. Évisa, le village d’origine de ma famille, se trouve dans les montagnes à l’est d’Ajaccio, et je ne manque jamais une occasion d’y retourner pour respirer le parfum de pins millénaires, mais corse vraiment ? Je suis né à Marseille, j’ai passé ma petite enfance près de Saigon.

Comme beaucoup de jeunes Corses, mon père avait choisi le métier des armes et s’était engagé dans l’infanterie coloniale, l’infanterie de marine dirait-on aujourd’hui. En 1939, alors que j’avais 3 ans, nous nous sommes installés en Indochine. J’ai ainsi vécu ma première jeunesse dans des garnisons du bout du monde, bercé par la douce vie coloniale, sous le soleil, avec port du casque obligatoire pour éviter « le coup de bambou » !

Pour mon éducation, mon père et ma mère avaient une obsession : si le français était une langue merveilleuse qui permettait à chacun de se faire comprendre partout et toujours, le corse restait pour eux la langue essentielle. Mon père me répétait sans cesse :

— Quand nous rentrerons en Corse, il faudra que tu aies appris notre langue pour parler avec ta grand-mère.

Les leçons étaient donc quotidiennes et nous parlions corse en famille. Mais c’est en français que j’avais écho des nouvelles graves qui inquiétaient les grands : on ne parlait que de soulèvements de vietminhs, appuyés par les Japonais, contre les forces françaises d’Indochine. C’est sans doute au cours de cette première partie de mon existence que se manifesta l’intérêt particulier que je portais à l’armée puis, plus tard, aux questions de défense d’une manière générale.

Ce que j’ai vu et vécu en Indochine témoigne de l’horreur suscitée par le comportement des troupes japonaises mais se limite aujourd’hui à quelques images fortement gravées en moi. Nous habitions alors au cap Saint-Jacques, dans le sud de l’Indochine, où nous occupions le pavillon 21 Nord, un beau logement affecté à mon père. En 1940, les soldats nippons se sont progressivement installés dans notre ville selon des accords pris avec l’armée française alors aux ordres de Vichy, qui leur concédait quelques casernements. Leur comportement glacial, les baïonnettes fixées au bout du fusil, leur menace permanente de percer le ventre de quiconque ferait un pas de trop nous ont rendu immédiatement antipathiques ces militaires venus de l’empire du Soleil-Levant… Mais le pire était à venir.

Au début de la nuit du 9 mars 1945, le Japon a déclenché un mouvement simultané contre nos troupes en Indochine. Ce coup de force fut le dénouement d’une situation exceptionnelle née de l’effondrement militaire français contre l’envahisseur allemand. Cette « perte de face », très humiliante pour notre pays, avait provoqué une chute brutale du prestige français en Asie. Mais en septembre 1944, alors que le Japon subissait de graves revers militaires contre les Alliés, la décision fut prise d’éliminer les Français d’Indochine. Le prétexte politique existait : le gouvernement de Vichy avait disparu depuis le départ du maréchal Pétain pour l’Allemagne en juin 1944 et le nouveau gouvernement français s’était déclaré en état de guerre avec le Japon.

En quelques jours, dès le 9 mars 1945, nos garnisons furent décimées, dispersées et traquées pour empêcher toute réorganisation. Au Tonkin, la garnison de Tong, sous le nom de colonne Alessandri, parvint à atteindre le Yunnan après avoir vécu une extraordinaire odyssée. À l’est du fleuve Rouge sous les ordres du colonel Séguin, les troupes rescapées formèrent « le groupement de la rivière claire » qui tenta également de rejoindre le Yunnan mais fut dispersé et en partie anéanti au cours de sa retraite. À Langson, les unités de la garnison se battirent isolément jusqu’au 11 mars. Les Japonais massacrèrent quatre cents prisonniers à la baïonnette et au sabre, dans des conditions qui relèvent de l’horreur. Au Laos, à Thakhek, les Japonais exécutèrent sauvagement tous les prisonniers, civils et militaires. Ces informations horribles circulaient, colportées par les Annamites eux-mêmes, parfois avec une réelle satisfaction, d’un bout à l’autre du territoire de l’Indochine.

Il semble que l’état-major français ait eu connaissance des intentions belliqueuses nipponnes, sans prendre pour autant les mesures nécessaires afin de contenir des forces par ailleurs largement supérieures aux nôtres, équipées d’un armement moderne. Ce qu’on ignorait, c’est qu’à cette domination tactique s’ajoutait une extrême brutalité.

Cette violence m’est apparue personnellement lorsque des soldats japonais ont donné l’assaut à notre villa : ils l’ont encerclée, ils ont lâché quelques rafales de fusil-mitrailleur et puis, dans un baragouin qui voulait ressembler à de l’anglais, ils ont ordonné que l’on allumât les lumières et que l’on ouvrît la porte. La menace était sans ambiguïté : si l’on refusait de se soumettre, ils rentreraient en force et fusilleraient tout le monde ! Mon père est sorti de la maison. Les Japonais ont gravi les trois marches de notre perron et se sont précipités pour fouiller la maison à la recherche des armes qui pouvaient y être cachées. Comme tout Corse qui se respecte, mon père possédait, en plus de son arme de service, un pistolet automatique personnel, mais ma mère l’avait enfoui dans une touque de la cuisine, un récipient métallique rempli de sucre en poudre.

Malgré leurs recherches, les envahisseurs n’ont rien trouvé. Dépités, ils ont commencé à copieusement rosser mon père puis l’ont emmené dans une caserne qui servait de centre de regroupement pour les militaires français internés au cap Saint-Jacques. Plusieurs centaines de prisonniers y étaient désormais parqués. Mon père, désigné comme une forte tête, a été isolé, déshabillé, frappé… jusqu’au moment où ils ont trouvé dans ses poches un petit crayon plat de menuisier avec un capuchon au bout duquel se trouvait le si particulier chapeau de Napoléon, objet sentimental que mon père portait toujours sur lui. Quand le tortionnaire japonais vit ce petit objet insignifiant, tout a changé.

— Napoléon ! Napoléon !

Le prestige de l’Empereur était alors très grand au Japon, au point que le soldat tenta aussitôt de comprendre le rapport qui pouvait exister entre ce prisonnier français qu’il maltraitait et cet empereur pour lequel il avait une si grande admiration. Il appela ses supérieurs, qui demandèrent à mon père la raison de cet étrange crayon évocateur de la grandeur impériale.

— Je suis né en Corse, répondit-il. J’ai habité Ajaccio, je connais bien la maison natale de Napoléon. L’Empereur, pour nous tous, là-bas, reste notre fierté !

Les Japonais et leur prisonnier se sont ainsi trouvé un terrain d’entente. On a expliqué à mon père qu’il devenait le représentant des soldats français détenus et qu’il était sur le champ nommé taïcha, colonel !… Un honneur ? Pas vraiment. Mon père, très ennuyé, alla prendre des instructions auprès du général qui commandait la place du cap Saint-Jacques, prisonnier comme les autres.

— Ils vous ont à la bonne ? Tant mieux. Assurez le contact avec eux et venez me rendre compte, lui a ordonné le général.

Finalement, les soldats français ont été internés au camp Martin-des-Pallières à Saigon, où les conditions de détention se sont révélées épouvantables. Les prisonniers mourraient littéralement de faim. Ma mère avait monté un véritable réseau de transmission d’informations en direction du camp et depuis le camp vers l’extérieur. Un réseau de soutien aussi : nous allions acheter du pain à un prix délirant et cette subsistance était clandestinement introduite dans le camp pour mon père, qui la partageait avec ses camarades de chambrée… Presque un an plus tard, quand il sortit de ce camp d’internement, il pesait 37 kilos, souffrait du béribéri et du paludisme, et avait perdu presque toutes ses dents.

Nous avons été comblés de joie quand les forces anglo-américaines, dans un silence de fin du monde, ont déboulé sur la baie du cap Saint-Jacques et ont coulé une vingtaine de bateaux de guerre japonais. Quel bonheur d’assister à la déconfiture de ces troupes haïes ! Nous avons fait plusieurs fois le tour des plages pour voir remonter à la surface les macchabées japonais gonflés d’eau.

 

Longtemps, j’ai gardé cette image négative des Japonais…

Trente ans après, quand je suis entré au cabinet de Jacques Chirac, alors Premier ministre, quand je l’entendais parler du Japon, il ne comprenait pas ma réserve. Il nous montrait avec admiration des masques traditionnels nippons qui, pour moi, n’avaient qu’un intérêt très relatif… Chirac, on le sait, est un fervent admirateur de la culture japonaise. Cet engouement lui a valu, plus tard, quelques accusations sans fondement. Quelques personnes ont tenté d’accréditer l’idée que le maire de Paris puis président de la République avait une fille clandestine au Japon. Celle-ci a été recherchée par la Direction générale de la sécurité extérieure et, quand je suis arrivé au cabinet du Président, le débat était sur la place publique, objet d’un certain nombre de télégrammes et d’instructions de la DGSE visant à vérifier et à démontrer l’existence ou l’inexistence de mouvements bancaires qui auraient permis à Chirac soit d’asseoir sa fortune personnelle, soit de faire une campagne électorale. La DGSE a donné pour instruction au chef de poste de Tokyo de procéder à des vérifications précises. Chirac a su ce qui se tramait grâce à la loyauté d’un officier qui l’a informé des recherches lancées à son sujet. La DGSE était inquiète. Le Président a marqué le coup, très fortement, il a fait procéder, par son état-major particulier, à une enquête approfondie qui a confirmé que des instructions avaient été données par des cadres de la DGSE. Comment réagir ? Le Président est monté à la DGSE, a réuni l’ensemble du commandement. Nous avons passé une matinée entière, le déjeuner et une partie de l’après-midi dans les services. Le président Chirac s’est adressé à l’ensemble du personnel du siège en ces termes :

— Je ne vous parlerai pas de Tokyo, je ne vous parlerai pas des prétendus mouvements de fonds, je sais parfaitement qui a fait quoi parmi vous, qui a donné les ordres, qui a prescrit cette opération de déstabilisation, je m’attache uniquement à considérer le travail que vous avez présenté depuis ce matin, qui est remarquable.

Il a accordé son pardon ! Il n’a pas voulu exclure ceux qui n’avaient fait qu’exécuter des ordres imbéciles, il a témoigné de sa confiance en tous, leur a dit qu’il avait besoin de chacun. Et tous se sont mis au garde-à-vous. Impressionnant !

 

Personnellement, j’ai quelque peu changé d’avis sur le Japon au fil du temps, mais le souvenir de l’abomination ne m’a jamais vraiment quitté.

Une réelle émotion s’est emparée de moi lorsque, le 9 mars 2005, j’ai entendu le ministre délégué aux Anciens Combattants, Hamlaoui Mekachera, rappeler l’attaque japonaise sur l’Indochine, « d’une brutalité inoubliable et d’une cruauté indescriptible », qui avait fait plus de sept mille morts dont deux mille soldats français et au moins cinq mille Indochinois. Le ministre rappela « les pires tortures et traitements dégradants » infligés aux personnes internées par les Japonais et conclut :

— La France se souvient aujourd’hui de chacun d’entre eux, la France se souvient que les Indochinois partageaient avec une fidélité et une loyauté remarquables ce sort cruel. Oui, ces combattants ont bien mérité de la patrie.

C’était aussi de mon père que l’on parlait…

 

Lorsque nous sommes revenus en France, en 1946, ma grand-mère était décédée et je parlais corse avec un surprenant accent franco-indochinois, qui faisait la joie de mes camarades du lycée Fesch d’Ajaccio et celle des vieux du village qui, sur la place du café, m’écoutaient avec amusement. Malgré les horreurs vues en Indochine, je voulais tout de même faire une carrière coloniale, comme on disait à l’époque dans mon village, mais la décolonisation était en marche.

J’ai grandi en entretenant mon rêve. Ma place a été retenue dans l’un des grands lycées parisiens pour que je puisse préparer le concours d’entrée à l’École nationale de la France d’outre-mer, chargée de former les cadres de l’administration coloniale. Et puis mon père, après avoir consulté la famille proche, estima que le temps n’était plus à ces activités d’administration dans un empire français qui se délitait. Il fallait choisir une autre voie…

Je poursuivis mes études à la faculté de droit d’Aix-en-Provence. Là-bas, l’ambiance était parfois un peu chaude : la nuit, la décolonisation en cours alimentait des manifestations, quelques braillements de rue incitaient la police à des interventions musclées. Comme tout étudiant, j’avais pris le parti de courir pour échapper aux charges des forces de l’ordre, poursuivi pour des problèmes qui ne me concernaient plus vraiment.

Le commissaire central de la ville était corse et bénéficiait d’une grande considération de la part de ses jeunes compatriotes auxquels il offrait parfois la loge qui lui était réservée au théâtre de la ville. La plupart du temps, indépendamment du travail acharné que nous fournissions dans nos chambres d’étudiant et dans les amphis, nous passions de grands moments dans les brasseries du cours Mirabeau. Les étudiants corses formaient un bloc moral et physique, et pour être clair chacun nous fichait la paix.

Je restai à Aix le temps d’achever les deux premières années de licence, puis je quittai la ville pour aller effectuer la troisième année à Paris… et rejoindre ainsi celle qui est toujours la compagne de ma vie, celle qui vient de mon île, de mon village. Tout m’incitait donc à rester à Paris : la découverte de la ville, un monde que j’apprenais à connaître, une vie trépidante malgré la faiblesse de mes moyens financiers. Lorsque les fins de mois étaient vraiment trop difficiles, je me rendais au Comité parisien des œuvres universitaires, rue Soufflot, pour bénéficier de quelques « avances de trésorerie ».

J’avais choisi la voie classique d’un étudiant corse soucieux d’organiser son plan de carrière et ses rémunérations : la voie du concours administratif. Comme étudiant, j’ai été employé au secrétariat particulier d’Alfred Rosier, directeur du Bureau universitaire de statistique et de documentation professionnelle, rue d’Ulm, et fondateur de la Confédération des travailleurs intellectuels de France. Je reçus pour mission de préparer ses interventions. Travail passionnant, car je voyais fonctionner cet homme intelligent et tolérant.

C’est là que je vis passer un avis de concours en vue du recrutement de commissaire adjoint de la « PP », la préfecture de police. La fusion entre la Police nationale et la PP n’avait pas été encore réalisée : j’étais donc certain de rester à Paris en cas de succès. Je fus reçu au concours et appelé, plus tard, à exercer dans les quartiers de Paris pour y faire mon apprentissage…

 

J’étais reçu, et donc potentiellement commissaire de police adjoint en titre, mais ma découverte des commissariats devait attendre encore : le 2 novembre 1960, je fus appelé sous les drapeaux au 3e régiment d’infanterie de marine basé à Maisons-Laffitte. Allais-je être vraiment enrôlé ? La question était débattue : j’étais déjà père de famille.

— Vous partez quand même, me souffla finalement un officier. On verra à Alger si vous avez le droit de revenir.

Quitte à partir, j’étais heureux d’être affecté à un régiment de « marsouins », comme mon père jadis. Je retrouvais ainsi un monde qui m’était déjà familier. Départ rapide pour Cherchell, en Algérie, afin d’intégrer l’École militaire d’officiers d’infanterie. Plus personne ne parlait de me libérer… À la fin du stage, je choisis comme affectation le 9e régiment d’infanterie de Marine à Bordj-Menaïel, en Kabylie.

Un matin, alors que je me trouvais dans la chambrée en train de préparer mon sac pour partir en permission le lendemain, je fus convoqué par le chef d’état-major de l’École. Il me reçut brièvement.

— Votre permission est supprimée, l’affectation au 9e RIMA ne se fera pas.

C’était net, sans discussion. Par-dessus tout, j’étais accablé par l’annulation de mon départ en permission : je ne verrai donc ni ma femme ni ma petite fille de deux ans !

— Est-ce que j’ai commis une faute ?

— Tout au contraire. On vous a observé : vous êtes discipliné, vous êtes un républicain. De plus, vous êtes commissaire de police. N’ayez crainte : votre permission viendra plus tard, mais nous avons besoin de vous maintenant. Demain matin, vous partez sur Alger avec la camionnette du ravitaillement. Vous serez conduit là où vous devez vous présenter.

Je fis le nécessaire pour prévenir mon épouse et, le lendemain, je partis avec la camionnette pleine de cageots vides. Je m’étais installé contre l’abattant arrière du véhicule, avec un coussin bien placé afin que mon voyage soit un peu plus confortable.